L'INDE FACE A DEUX NEZ
DANS LES NOUVELLES DE L'INDE OCTOBRE / NOVEMBRE 2014 ... A PARAÎTRE !
DEUX AMOUREUX DE L’INDE
NEZ A NEZ
THIERRY WASSER & CHRISTOPHER SHELDRAKE
M. THIERRY WASSER
Premier Parfumeur chez Guerlain
Franco-suisse, Thierry est un instinctif, son cheminement professionnel semble avoir commencé bien avant qu’il ne le réalise « je collectionnais les herbes comme les autres garçons de mon âge collectionnaient les images de foot ». Sa vocation est forgée puis jalonnée de rencontres exceptionnelles…Pour Thierry, les créations des parfums sont des expressions comme des rencontres « Si l’idée de départ, l’étincelle, naît d’une seule et unique personne, on est meilleurs à deux dans la manière de la communiquer ». Cette personnalité, conjuguée à d’étonnantes facultés olfactives et dotée de différents pétales à sa pensée, lui permettent de devenir la cinquième génération de parfumeurs de la Maison Guerlain, plébiscité par l’un de ses pères spirituels, Jean-Paul Guerlain lui-même.
Comment est née votre vocation ?
Par hasard, mon métier je l’ai appris, il n’est pas forcément acquis et encore moins inné. J’ai commencé par un apprentissage d’herboriste en Suisse, métier pour lequel je me prédestinais, puis, tombant sur un magazine qui parlait de deux maisons qui fabriquaient du parfum à Genève : Givaudan et Firmenich, je décide de leur écrire, c’est ainsi que Givaudan m’a engagé pour leur récolte de parfumerie. J’ai appris à sentir et comme je possède de la curiosité, l’aventure a pris forme.
Quelle est votre relation avec le parfum ?
Avouable ! Elle est polymorphe. Le parfum relève du fantasme, de la fantaisie, c’est du rêve…Dans mon métier aujourd’hui, j’ai une responsabilité dans différents domaines qui me lie aux parfums puisque non seulement je les conçois mais je veille également à leur l’intégrité. Cette relation m’incite aussi à être un historien, un anthropologue,...
Qu’est-ce qui vous motive dans cette profession ?
Ça fait plus de trente ans que j’ai débuté, je dirais que la créativité, c’est l’urgence d’exprimer quelque chose. Ce qui me motive, c’est de conter, et mes histoires sont justes odorantes.
Quelle qualité devrait avoir un parfumeur ?
Curieux, comme le sont, par exemple, mes amis au top de leur art : Annick Menardo, Alberto Morillas, Jacques Cavallier, François Demachy, entre autres ! Nous avons cette qualité d’être de grands enfants, nous sommes toujours en éveil.
Que portez-vous en ce moment ?
Je ne porte rien quand je travaille, enfin de journée je porte le projet d’un parfum sur lequel j’expérimente. Sinon, lors de mes déplacements, je mets Habit Rouge, en témoignage de mon respect pour Jean-Paul Guerlain mais j’avais déjà ce parfum à l’âge de treize ans, c’était mon premier !
Pour qui créez-vous un parfum et à quoi pensez-vous au moment de sa création ?
Il y a toujours une histoire derrière un parfum, par exemple mon prédécesseur, Jean-Paul Guerlain était dans l’urgence de séduire, son expression était le parfum, Samsara est un moment volé qu’il a dédié à la femme de sa vie… Pour ma part, je suis plus romantique, notre métier est très abstrait, il est d’appréhender un moment de pure abstraction et d’en faire une histoire parfumée, comme l’a fait Jacques Guerlain avec Shalimar : l’amour de Mumtâz et Shâh Jahân, c’était une pure évocation. Il peut y avoir plein de facteurs pour titiller votre imagination, seulement il faut une étincelle au départ.
Quelle est la création dont vous êtes le plus fier ?
J’ai un petit faible pour Idylle, je l’ai créé en 2008 et lancé en 2009, je venais à peine d’arriver chez Guerlain, ce parfum est comme un bouquet de mariée constitué de fleurs de printemps et de début d’été avec du lilas, du muguet, des pivoines, du jasmin, du freesia, des roses,... Aujourd’hui, je le regarde avec tendresse, je le trouve presque un peu naïf comme une jeune fille… En fleur.
Est-ce un métier d’homme ?
Est-ce que le contenant est aussi important que le contenu ?
Chez Guerlain on a toujours fait appel à des artistes pour nos flacons, à l’époque la Maison avait son propre artiste, Raymond Guerlain, il a dessiné le flacon de Shalimar, entre autres. Il y eu des associations avec Robert Granai, Ora-Ïto, Serge Mansau,… Oui, le contenant a son importance et il exprime aussi une partie de l’histoire. Par exemple, un flacon de la Petite Robe Noire est la reprise d’un flacon de 1912 qui avait été fait pour L’Heure Bleue. Après la guerre, nous n’avions pas les moyens de créer un autre moule et le même flacon a servi à Mitsouko. On garde à l’esprit que nous sommes parfumeurs, c’est du parfum, de la cosmétique que l’on vend depuis 1828 et rien d’autre !
Quel est le comble d’un parfumeur ?
Sentir sa création sur quelqu’un d’autre dans la rue ne me laisse pas indifférent ou encore se battre pour quelques gouttes d’essence de santal et acheter un faux objet sculpté que l’on me vend comme un authentique bois de santal (rires) !
Quelle matière première considérez-vous comme la plus précieuse ?
Si j’ose dire la rose Bulgare et sans aucun doute le millésime 2010, sinon il y a l’iris, je peux vous dire que le process est long avec une tonne de rhizomes, pour se retrouver avec 300 kilos de rhizomes séchés environ que l’on pulvérise et distille pour avoir une essence à la consistance d’un beurre. Pour l’absolue, c’est un traitement différent, on va rajouter un solvant aux rhizomes réduits en poudre et l’on obtient une absolue. A savoir : l’absolue, est la résultante d’une extraction au solvant et l’essence est la résultante d’une distillation à la vapeur d’eau. Et je souligne aussi que le rendement et la main d’œuvre influence le prix de la matière première, ce n’est pas uniquement le process de fabrication.
La devise de Guerlain en parfumerie ?
Faites de bons produits, ayez les idées simples, appliquez les scrupuleusement et ne jouez jamais sur la qualité. Pierre-François-Pascal Guerlain, avait pour devise : « La gloire est éphémère, seule la renommée dure ».
Quel est votre rapport avec l’Inde ?
C’est grâce aux matières premières que j’ai cette fascination pour l’Inde, j’y passe 15 jours chaque année. Les gens, les couleurs, la lumière, la chaleur, la terre fertile, c’est la découverte d’un monde irréel, magique et riche en émotions. Les champs de vétiver sont ineffables ! Coimbatore, Madurai et son marché aux fleurs, Cochin, c’est mon Inde personnelle, elle est démente ! Le photographe, Denis Chapoullié, qui m’accompagne toujours dans ces voyages là, saisit les instants présents pour les immortaliser. Que vous dire d’autres, je me sens comme un Indien là-bas, je dodeline de la tête et puis les Indiens m’appellent « distillator », allez savoir (rires) !
Vos voyages en Inde vous ont-ils donné un coup de « nez »?
C’est un choc, rien que la découverte du vétiver dans cette vallée du Tamil Nadu m’a donné l’idée de faire le Guerlain Homme : L’Eau Boisée. Le vétiver (emprunté au tamoul vettiveru), est une plante endémique du sud de l’Inde, sachant que le premier producteur mondial est Haïti à 80%. L’Inde est une de mes sources d’inspiration, par exemple Rose Nacrée du Désert m’est venu lorsque j’étais à Cochin, en sentant l’essence de curcuma l’association rose et curcuma m’est apparue.
Une fragrance que vous assimileriez à l’Inde ?
Samsara de Guerlain pour ses notes de santal et de sambac. Très capiteux en santal, du pur luxe !
Votre plus beau souvenir Indien ?
J’en ai plein la tête, chaque voyage est envoûtant, je ne peux pas en définir un….Alors, si, à Madurai, dans un temple, le prêtre me regarde comme si j’étais « habité » et je reçois un collier de fleurs. Il me souffle quelque chose dans sa langue, en une fraction de seconde je me suis senti un autre et j’avais l’impression d’être très important à ses yeux et ensuite j’ai reçu la bénédiction de l’éléphant… Et aussi, à mes 17-18 ans, dans le nord de l’Inde, dans un temple Jaïn, une fois déchaussé, face à un mendiant, j’étais désœuvré, je n’avais rien à lui donner, et malgré tout, il m’a dit que j’étais un prince…Voilà des souvenirs marquants et troublants comme ils ne s’en produisent nulle part ailleurs.
Si vous étiez une région de l’Inde laquelle seriez-vous et pourquoi ?
La région du Tamil Nadu et ses routes de Coimbatore à Pondichéry en passant par Madurai. Visiter et sentir le jasmin, la tubéreuse, les champs de thé, ....
Quel parfum chez Chanel auriez vous aimé créer ?
Dans l’ordre : Cuir de Russie, Beige, Bois des îles, Monsieur Chanel, le N°19, Cristalle, …
Quel est votre point commun avec M. Christopher Sheldrake ?
Je le respecte, c’est un gentleman, il est bienveillant, qualité rarissime, mais en fait, on ne se connaît pas bien. Il fait attention aux normes européennes, le contrôle qualité, il est pointu sur le sujet. Je pense qu’on a une passion de la qualité de nos matières qui pourrait se rejoindre, sûrement. Et on aime ce que l’on fait.
M. Christopher Sheldrake
Parfumeur, Directeur de Recherche et Développement chez Chanel.
Né en Inde, Christopher a baigné dans les effluves de Madras, l’actuel Chennai, ces dernières, à proprement parler, l’ont influencé dans les secrets d’alchimie de la création de parfums. « Un arbre, à grandes fleurs blanches, que l’on avait planté pour ma naissance, et dont je sens encore le parfum de muguet et de gardénia ». Une profusion d’odeurs et de couleurs indélébiles le vouent, sans l’ombre d’un doute, au merveilleux mystère des matières premières et à celui du Monde olfactif de la parfumerie.
Comment est née votre vocation ?
Quand je suis descendu à Grasse pour améliorer mon français, j’étais étudiant, j’ai eu l’occasion de travailler dans une société de parfumerie pendant 3 mois où j’enseignais l’anglais aux parfumeurs en fait. Je suis tombé amoureux du parfum à l’âge de 18 ans mais notons que ma vie d’odeurs et de sens était déjà en éveil grâce à l’Inde, pays natal où j’y ai vécu jusqu’à l’âge de mes 7 ans.
Quelle est votre relation avec le parfum ?
La grande chance que j’ai, c’est de comprendre le parfum, savoir le décrypter et de connaître son influence, c’est un élément primordial de ma vie qui est dans ma conscience. Comme je suis aussi un gourmet, les saveurs qui nous titillent le palais proviennent des odeurs, il faut le savoir et je pense que l’on ne mesure pas assez l’importance que peut prendre le parfum, l’olfactif dans notre vie. Ça fait partie de nos sens, c’est un stimuli instinctif, c'est-à-dire que l’on réagit sans réfléchir à l’odeur.
Qu’est-ce qui vous motive dans cette profession ?
La réaction dans la création…Ce qui m’intéresse, c’est de concevoir des parfums qui sont rassurants, accueillants, romantiques et mystérieux. Parmi les parfums, il y a ceux qui sont fonctionnels et ceux qui sont émotionnels, les émotions m’intéressent, embaumer la personne, et qu’elle soit en osmose.
Quelle qualité devrait avoir un parfumeur ?
Un nez ! Cela dit on peut avoir un nez et être un très mauvais parfumeur ! C’est un outil, il faut savoir comment l’utiliser et ce n’est pas le sens de l’odorat qui est important mais plutôt les qualités qui y requièrent comme la curiosité et la créativité.
Que portez-vous en ce moment ?
Rien du tout à cause de mon travail. Mais sinon des fois, je porte des parfums aux notes ambrées, douces et vanillées. J’ai créé un parfum Ambre Sultan pour une autre marque, mais il y chez Chanel un parfum dans le même éventail : Coromandel, très ambré avec des notes de patchouli qui le rend chaleureux et sensuel. L’un et l’autre sont, malgré tout, différents.
Pour qui créez-vous un parfum et à quoi pensez-vous au moment de sa création ?
On crée autant pour les femmes que pour les hommes mais on peut également essayer de créer une ambiance ou un sentiment qui plairont aux deux. Quand je crée un parfum, je pense souvent à une personne et je me dis comment sera le parfum sur elle. Mais on ne peut pas trop cibler une personne parce que chacun a un caractère unique. Donc, on pense à une ambiance, avec tous les problèmes qu’engendrent la planète comme la pollution, et autres, la conjoncture actuelle de notre monde par exemple, on cherche à apaiser ces maux, à rassurer par des ambiances qui correspondraient aux expectations des consommateurs de notre époque mais tout en restant fidèle, évidemment, à l’esprit de Coco Chanel, de la Maison.
Quelle est la création dont vous êtes le plus fier ?
Bleu de Chanel, avec Jacques Polge, qui est le nez de la marque. Ce parfum est très simple, confortable et très moderne, c’est signé, je veux dire que l’on le reconnait, il est spécifique pas uniquement comme quelque chose qui sent bon. Avec des notes originales, il commence très aqueux, très frais et se termine sec mais élégant : un bien être, au masculin. Je rajouterai que l’on crée selon les dictâtes de l’homme et de la femme, comme le bleu correspond aux garçons,…
Est-ce un métier d’homme ?
C’était un métier d’homme, mais plus aujourd’hui. Quand j’étais plus jeune, je jouais au rugby, au cricket, et si l’on m’avait dit que deviendrais parfumeur je l’aurai très mal pris ! De plus, je voulais être architecte ou ingénieur. Mais heureusement avec ou sans cliché, j’aime mon métier. Ce métier est reconnu, il y a de grandes écoles de parfums à Paris et beaucoup de femmes choisissent ce métier. Pour souvenir, déjà, à l’époque Ernest Beaux avait la description exacte de ce que voulait Gabrielle Chanel, elle était un peu un nez pour le fameux N°5.
Est-ce que le contenant est aussi important que le contenu ?
Absolument. Même s’il y a des exceptions comme, à mon sens, le Light Blue de Dolce & Gabbana, qui est un grand succès aux Etats-Unis, et dans le monde. Ce n’est pas le flacon qui le fait vendre, c’est le parfum. Chez nous, quand on veut un parfum Chanel, on veut le flacon iconique de la marque, il est symbolique.
Quel est le comble d’un parfumeur ?
J’en vois deux ! De toute évidence, c’est de sentir sur un inconnu ou une inconnue sa création, ça fait très plaisir d’autant plus que l’odeur est différente sur chaque personne. D’ailleurs, j’ai une anecdote concernant Jacques Polge, il croise une femme dans la rue, elle laisse son parfum derrière elle et de suite, il reconnait l’odeur d’une de ses créations et sans se retourner, il sait que c’est une beauté (rires). Et la deuxième, un nez ne perd pas réellement son odorat à moins d’un problème majeur et je connais malheureusement, deux personnes qui l’ont perdu, c’est un comble.
Quelle matière première considérez-vous comme la plus précieuse ?
La plus précieuse, celle pour qui j’ai de l’estime, c’est le jasmin en général, qu’il provienne d’Inde comme le sambac, d’Europe comme le grandiflorum, ou bien encore d’Amérique centrale comme le jasmin de nuit mais celui-ci on ne l’extrait pas en France, pour cause d’un « presque narcotique » ! Le jasmin est riche, sensuel et mystérieux. Si on le perdait ce serait une catastrophe tant il est indispensable en parfumerie. Et au niveau luxe, je dirais l’Iris, certainement, il est dans notre numéro 19. Par exemple, l’Iris Pallida de Florence est un parfum très raffiné, il faut déjà garder la plante en terre pendant trois ans et ensuite c’est le rhizome et non la fleur qui est nettoyé et séché pendant deux ans et demi ce qui fait que les principales molécules se développent dans la racine, ensuite on l’extrait, on le distille et cela donne un beurre, parce que sa consistance est pâteuse. Il faut quinze tonnes de rhizomes pour faire un kilo d’absolue, qui est plus concentré que le beurre d’iris.
La devise de Chanel en parfumerie ?
Un mot d’ordre, le Mystère, un mystère non figuratif, que l’on ne peut percer !
Quel est votre rapport avec l’Inde ?
Ce pays fait partie de moi, même si je suis britannique, je passais mon temps avec une nourrice indienne à Madras, j’étais réellement à la mode indienne sans avoir la notion d’être plus British qu’Indien. C’est un chapitre très marquant de ma vie.
Vos voyages en Inde vous ont-ils donné un coup de « nez »?
Oui, certainement. D’ailleurs, il y a plus de mystère et de spiritualité qui règnent dans la parfumerie indienne notamment dans leurs attars. Je mets beaucoup de composants indiens dans nos parfums mais comme tous les parfumeurs : le jasmin pour sa sensualité, le santal album pour son raffinement et son crémeux….
Une fragrance que vous assimileriez à l’Inde ?
Le bois des îles, parfum de chez Chanel qui rassemble les éléments indiens comme le santal, l’odeur de la fleur d’oranger qui transcende bien le pays ainsi que le sambac. Par contre, mes amis Indiens m’ont fait remarquer que le parfum Cuir Mauresque de Serge Lutens leur évoquait des souvenirs du pays.
Votre plus beau souvenir Indien ?
La vie quotidienne, le marché ouvert de Madras. La chaleur, les odeurs, le contraste par les épices, les costumes locaux, …Tout ce qui fait l’Inde ! Je ressens un sentiment de paix et c’est bien dommage que je ne puisse pas m’y rendre plus souvent.
Si vous étiez une région de l’Inde laquelle seriez-vous et pourquoi ?
Le Kerala, spirituel ou encore Kodaikanal, très belle station montagneuse.
Quel parfum chez Guerlain auriez vous aimé créer ?
Dans l’ordre : Après l’Ondée, Mitsouko et L’heure Bleue.
Quel est votre point commun avec M. Thierry Wasser ?
Je le respecte vraiment. Nous avons les mêmes éthiques, en ce qui concerne la qualité de l’ingrédient et les attentions portées sur les origines, la matière première, en somme, les filières.
Dossier par Laurent Adicéam-Dixit
Auteur des Contes Aux Parfums d’Une Inde Sacrée / Ed.feuillage